La bataille des droits TV aura bien lieu
VINCENT CHOBAZ
D’un côté, des clubs professionnels qui réclament davantage de droits TV. De l’autre, des diffuseurs qui chercheront à s’offrir une part du gâteau, mais pas à n’importe quel prix. Hasard du calendrier, le football et le hockey sur glace suisses viennent de mettre aux enchères les droits de retransmission pour les saisons 2017/18 et suivantes. Pour les deux fédérations, l’enjeu est majeur. Aujourd’hui, Cinetrade, propriété de Swisscom, verse 28 millions par saison pour les directs de Super et Challenge League, auxquels il faut ajouter les 6millions payés par la SSR. C’est deux fois plus que ce qu’encaisse le hockey sur glace (entre 15 et 18 millions, chiffre non officiel), des droits détenus là aussi par le géant bleu pour les matches disponibles sur le bouquet payant Teleclub.
Ces montants sont majoritairement redistribués aux clubs. «Actuellement, un club de Super League touche entre 1 et 2,5 millions par saison en droits TV et marketing», illustre Philippe Guggisberg, responsable de la communication de la Swiss Football League (SFL). Dans le hockey sur glace, la manne est inférieure. Seul club à avoir répondu aux sollicitations de «La Liberté», le HC Fribourg-Gottéron parle d’une entrée annuelle de 600 000 à 700 000 francs.
Constantin en veut plus
Mais footballeurs et hockeyeurs ne veulent pas en rester là. Ils revendiquent une hausse de leurs revenus TV pour la période à venir. Président du FC Sion, Christian Constantin a mis le feu aux poudres en réclamant des droits de retransmission au minimum dix fois supérieurs à ceux versés aujourd’hui («Le Matin»). D’autres clubs, alémaniques, lui ont emboîté le pas. La SFL, par l’intermédiaire de son président Heinrich Schifferle, juge dans la «NZZ am Sonntag» qu’il «serait étonnant de ne pas obtenir une hausse des droits TV.» Le ton est donné.
Si la fronde est moins spectaculaire autour des patinoires – la Fédération suisse (SIHF) reste muette sur le sujet –, la volonté de gagner davantage n’est est pas moins vive. «C’est un avis largement partagé au sein des clubs de l’élite: nous devons être capables de mieux valoriser nos droits TV», résume Raphaël Berger, directeur du HC Fribourg-Gottéron. «Même si nous savons les limites du marché suisse (taille et découpage linguistique), nous sommes conscients que la valeur du produit a augmenté auprès des médias. Attendre une hausse des revenus est donc légitime.»
Sunrise dans la bataille
Si, durant les négociations à venir, les sportifs ne manqueront pas de vanter la qualité de leur «produit», ce n’est pas l’offre mais bien la demande qui sera déterminante lors de cette double mise aux enchères. Jusqu’où l’opérateur historique est-il prêt à aller pour rester le principal diffuseur du football et du hockey suisses? Quels concurrents le géant bleu va-t-il affronter? Première certitude: ils ne seront pas trois mais bien quatre – au minimum – à participer à cet appel d’offres. En pole, on retrouve Swisscom bien sûr, fort de son expérience dans le domaine et d’une surface financière supérieure à ses concurrents. Mais également Suissedigital et ses 2,5millions d’abonnés déclarés (faîtière des câbloopérateurs suisses dominée par UPC Cablecom), la SSR et Sunrise.
Car contrairement à ce qui a filtré la semaine dernière, Sunrise ne va pas rester les bras croisés. «L’information selon laquelle Sunrise ne participerait pas aux enchères était erronée. Au contraire, nous allons tout faire pour offrir du sport «live» à nos clients. Soit en visant directement un «package», soit en cherchant un partenariat», affirme Roger Schaller, porte-parole de Sunrise.
Le mordant de Suissedigital – les câblo-opérateurs ont été les premiers à sortir du bois en se présentant comme un concurrent crédible à Swisscom –, conjugué à l’arrivée de Sunrise laissent penser que la bataille aura bien lieu.
Cheval de Troie
Trois autres éléments nourrissent ce scénario. Le premier est lié à la nature même du marché: le sport reste un formidable produit d’appel qui explique en partie le succès du nouveau leader de la branche, Swisscom TV. Parti de zéro il y a dix ans, le géant bleu, avec 1,3 million d’abonnés, vient de passer devant son principal concurrent, UPC Cablecom. «Le sport suisse n’est pas un élément décisif dans le choix des clients, mais indéniablement, il est important. Certains consommateurs nous le demandent», reconnaît Julien Grosclaude, directeur des relations publiques de Suissedigital. «La croissance de Swisscom TV prouve que le sport reste un incontournable de ce marché», observe Roger Schaller.
Deuxième élément: les opérateurs font des marges plus intéressantes sur les packs complets (TV, internet, téléphonie). Dans cette logique, un client passionné de sports ouvre de vraies perspectives économiques. C’est l’assurance de vendre une «box», mais également d’autres services plus rémunérateurs. Car dans les faits, les rentrées «pay per view» (5 fr. le match chez Swisscom TV) et la publicité ne couvrent pas les frais d’acquisition et de production d’un match de football ou de hockey sur glace. Même si Swisscom ne publie aucun chiffre, il est acquis que l’opérateur perd de l’argent avec la Super League ou la ligue A de hockey, mais s’en sert comme cheval de Troie pour entrer dans votre salon. Le caractère stratégique de l’offre sportive n’a jamais été démenti.
Deux incertitudes
Enfin, l’évolution technologique vers le tout digital indique que la bataille qui fait actuellement rage entre diffuseurs TV va se poursuivre pendant deux ou trois ans encore, le temps d’assécher le marché. L’enjeu? Placer une «box» dans les ménages encore reliés au câble. Le gâteau de l’analogique, incarné par les fameuses fiches arrondies d’UPC Cablecom, va continuer à être attaqué de toutes parts. Et l’opérateur qui pourra proposer des matches en direct partira avec une longueur d’avance. Comme Swisscom aujourd’hui.
Cet environnement concurrentiel pourrait signifier une hausse marquée des droits. Rien n’est pourtant gravé dans le marbre, puisque les marchés ont horreur des incertitudes. Dans le cas présent, elles sont au nombre de deux. La révision partielle de la loi sur les télécommunications, qui pourrait par exemple permettre aux clients de dissocier leur fournisseur internet et TV, risque de redistribuer certaines cartes. Idem pour l’amende de 143 millions qui vise Swisscom, accusé par la Commission de la concurrence de bénéficier d’une position dominante dans… la retransmission de championnats nationaux de football et de hockey sur glace. Si la procédure risque de traîner en longueur, elle devrait limiter certaines ardeurs et empêcher les prix de s’envoler. Aucun opérateur n’osera casser sa tirelire pour obtenir des droits exclusifs sans avoir l’assurance de pouvoir en jouir pleinement. I

Aujourd’hui, c’est Swisscom qui détient l’essentiel des droits des championnats nationaux de football et de hockey sur glace. KEYSTONE ROGER SCHALLER